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La frontière franco-allemande au temps du Covid-19 : la fin d’un espace commun ?

Cet article vous est proposé par Frédérique Berrod, Birte Wassenberg et Morgane Chovet pour le site The Conversation.

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Quelle surprise pour les passeurs de frontières quotidiens entre Strasbourg et Kehl le 16 mars 2020 : la frontière est fermée par des barrières et des policiers. Une expérience radicale à une frontière qui avait été complètement transformée par la libre circulation.

Des policiers allemands montent la garde à la frontière franco-allemande sur un pont enjambant le Rhin à Roppenheim, dans l'est de la France, le 8 avril 2020. Patrick Hertzog/AFP

Quelle surprise pour les passeurs de frontières quotidiens entre Strasbourg et Kehl le 16 mars 2020 : la frontière est fermée par des barrières et des policiers. Une expérience radicale à une frontière qui avait été complètement transformée par la libre circulation, au point de laisser passer poussettes, joggeurs et tram par-dessus le Rhin et développer un seul jardin sur ses deux rives. En une nuit de mars, cet espace symbole de la construction européenne fait un retour vers les antiques frontières, celles qui découpaient les souverainetés de part et d’autre du Rhin. Le souvenir d’une frontière douloureuse, qui se déplaça plusieurs fois au cours des deux siècles derniers, remonte à la surface…

La frontière : un espace à nouveau contrôlé

Il n’est pas étrange de voir renaître un contrôle national de la frontière d’un État, comme le concède d’ailleurs la Commission européenne depuis le 20 mars 2020. Reste à savoir pourquoi. Après avoir expliqué que les contrôles visaient à éviter l’entrée des Français risquant de dévaliser les rayons des supermarchés allemands, ce qui paraissait clairement disproportionné, la fermeture de la frontière fut justifiée par la nécessaire protection de la population allemande contre le virus potentiellement porté par des personnes provenant d’une zone à risque, le grand Est.

Des policiers allemands contrôlent un automobiliste à la frontière franco-allemande à Huningue, dans l’est de la France, le 16 mars 2020. Sébastien Bozon/AFP

De tels contrôles ne semblent pourtant pas adaptés au contexte européen, pour deux raisons. On refoule tous les Français du Grand Est à la frontière, et pas seulement les malades du Covid-19 ; et les camionneurs passent sans que leur santé soit contrôlée. La frontière semble donc servir à rassurer les opinions publiques plus qu’à éviter la propagation du virus.

Ce qui est plus préoccupant encore est que ce contrôle systématique est mis en place le 16 mars sans concertation avec les autorités de la Région Grand Est ou de Strasbourg – qui est, faut-il le rappeler, une Eurométropole. L’Eurodistrict n’est pas plus sollicité, alors qu’il dispose d’un conseil municipal conjoint. Il faudra donc une coordination pour éviter tout franchissement non nécessaire de la frontière entre les autorités françaises, réalisée non pas à Strasbourg ou au niveau du Grand Est mais au ministère de l’Intérieur à Paris avec le gouvernement fédéral allemand et des dirigeants de trois États régionaux frontaliers, le Bade-Wurtemberg, la Bavière et la Sarre.

La frontière, un espace de frottement des politiques nationales

Les États sont les seuls responsables de la politique de santé publique. Ils prennent les mesures adaptées à l’état de la population, en fonction de leurs spécificités sanitaires et de leur organisation institutionnelle. Cela explique des mesures différentes – voire opposées – selon les États.

La France est ainsi passée graduellement de l’interdiction de certains rassemblements au confinement général à partir du 16 mars. Dans le même temps, en Allemagne, les mesures de confinement sont d’abord discutées au stade des Länder avant d’être harmonisées – et seulement partiellement – au niveau fédéral. Alors qu’Emmanuel Macron annonce le 16 mars que « la France est en guerre », Angela Merkel se contente le 18 mars de lancer un appel aux Allemands : « Je vous en prie, restez à la maison ! » Les deux discours n’auraient pas pu être plus différents.

Mais la population allemande ne respecte pas d’emblée les conseils de la chancelière et ce sont les Länder, à commencer par la Bavière, qui imposent des mesures visant à assurer une « restriction des contacts humains ». Entre le 16 et le 22 mars, chaque Land fait « à sa façon » : les mesures varient du confinement total « à la française » en Bavière jusqu’à aucune restriction en Rhénanie-Nord-Westphalie (alors que c’est l’une des régions épicentres de la contagion en Allemagne). Entre ces deux extrêmes, tout est possible : une interdiction de se promener à plus de 2, 3, 4, 5 personnes… chaque Land envisage une limite différente.

 

L’Allemagne est piégée par son système fédéral. Une concertation s’impose alors entre le Bund et les Länder qui amène la chancelière à s’exprimer une deuxième fois devant le peuple allemand le 22 mars. Cette fois-ci, elle annonce des règles communes, notamment une « Kontaktsperre » (restriction de contact) qui est fixée à 2 personnes, avec l’exception d’une extension possible aux membres d’une même famille. Ces mesures interviennent une semaine après celles annoncées par la France et sont très différentes : il ne s’agit pas de confinement comparable à celui d’un état d’urgence car, pour l’Allemagne, il est délicat pour des raisons historiques d’imposer de telles mesures perçues comme autoritaires.

La frontière, un espace bricolé au « profit » des transfrontaliers

Les espaces frontaliers et leurs habitants sont, avec cette nouvelle frontière, les premières victimes. L’espace de vie commun qui s’est progressivement construit est remis en question par le coronavirus. Comme un symbole, le tramway qui intègre la ville de Kehl (Allemagne) dans le réseau strasbourgeois s’arrête depuis le 16 mars à la frontière, à la demande de la police allemande. Le bus Eurodistrict qui relie Erstein (France) à Lahr (Allemagne) est maintenu mais doit faire un détour car seuls quatre points de passage à la frontière sont restés ouverts. Les travailleurs frontaliers dont l’activité ne peut s’effectuer à distance doivent contourner ces premiers obstacles logistiques pour se rendre sur leur lieu de travail.

Il ne s’agit toutefois pas du seul obstacle à franchir. Les travailleurs frontaliers font aussi face à des injonctions diverses décidées de part et d’autre de la frontière. Un résident français travaillant en Allemagne doit se munir de l’attestation de l’employeur demandée par les autorités françaises pour justifier son déplacement. Il doit être aussi en possession du « Pendlerbescheinigung », permettant de traverser la frontière du côté allemand. L’impératif de maintenir les chaînes de distribution et de faciliter le passage des travailleurs dans le domaine de la santé semble en pratique difficile à atteindre !

Un cycliste devant l’accès fermé du côté allemand du pont qui traverse la frontière franco-allemande entre Kehl et Strasbourg, le 16 mars 2020. Patrick Hertzog/AFP

La question des conséquences du télétravail sur le régime de sécurité sociale est tout aussi ubuesque. Un frontalier résidant en France et travaillant en Allemagne cotise auprès du système de sécurité sociale allemand. S’il télétravaille en France moins de 25 % de son temps de travail global, il reste affilié au système allemand. Le télétravailleur résidant en France doit-il changer de régime de sécurité sociale parce qu’il dépasse le seuil de 25 %, ce qui est tout le sens du confinement décidé par la France ? La ministre du Travail française, Muriel Pénicaud, a indiqué que « le salarié frontalier continuera de jouir de la sécurité sociale de son État d’activité ». Cette décision a été justifiée par la « situation de force majeure » qu’engendre le virus du point de vue juridique.

La diversité des obstacles rencontrés révèle à la fois l’importance du niveau pratique de l’intégration des espaces frontaliers et la faiblesse de la coopération administrative transfrontalière. Le coronavirus est un puissant révélateur de la difficulté à construire les micro-solidarités européennes malgré les efforts entrepris dans l’Union européenne et, surtout, dans le cadre du Conseil de l’Europe.

Le retour des frontières mentales

Si la nouvelle situation dans les régions frontalières en Europe inquiète, ce n’est pas tellement parce que l’idéal de l’Europe sans frontières semble s’écrouler. Certes, M. X, travailleur frontalier alsacien dans un garage à Kehl, doit désormais fournir, chaque jour, au moins quatre documents pour aller travailler en Allemagne, alors qu’il traversait jusque-là la frontière sans même s’en rendre compte si ce n’était le changement de langue. Mais c’est, au fond, supportable.

Ce qui est préoccupant, ce sont les effets psychologiques du processus de frontiérisation. Ils amènent au retour d’une réflexion politique réduite à l’horizon de l’échelon national. Il est en effet incompréhensible qu’il ait fallu presque deux semaines pour que les Länder frontaliers allemands, qui coopèrent avec leurs voisins français depuis les années 1960, leur proposent de prendre en charge des patients du Covid-19.

Ce sont ces réflexes nationaux qui sont insupportables, car ils annoncent le rétablissement des frontières mentales. L’illustre cette histoire vécue par un étudiant en médecine de Strasbourg, franco-allemand, qui souhaite rendre visite à sa mère à Kehl. Il arrive à passer la frontière en Allemagne seulement lorsqu’il montre son passeport allemand : « Ah, vous êtes allemand » dit le garde-frontière allemand, « alors vous pouvez passer ! » Il est évident que le coronavirus doit être français et qu’il ne touche pas les Allemands…

Mais le virus touche d’autres voisins, comme en témoigne cette nouvelle double clôture au lac de Constance, entre la Suisse et l’Allemagne, rappelant étrangement le rideau de fer. Il n’y avait, au début qu’une seule clôture, mais les couples se tenaient la main à travers, c’est ainsi que les autorités en ont construit une deuxième…

Cette frontiérisation s’effectue clairement sans consultation ni accord de la part des citoyens. Le danger est la remise en question des principes fondateurs de l’idée européenne, basée sur l’unification des peuples européens et non pas sur leur différentiation nationale. Si l’Union renonce au modèle de gouvernance à multiples niveaux associant le niveau européen, les autorités nationales et les collectivités locales et régionales dans les régions frontalières, elle va y perdre son âme sans parvenir à combattre la propagation d’un virus qui ne suit certainement pas une logique de contamination nationale.

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